Textes d'auteurs

Jean Baptiste Para, "Vues de l'insaisissable"

A l'occasion de l'exposition « Portrais du temps », espace 1789, Saint-Ouen, commissaire Christian Gattinoni, 2000.

Les objets, les choses de ce monde qui apparaissent dans les photographies de Corinne Mercadier semblent là par inadvertance. Ou plutôt, ils n’en constituent pas le sujet exclusif. Ils n’imposent pas leur présence à grand bruit, ils n’engloutissent pas notre regard. Ce qui vit en eux, ce qu’ils manifestent, c’est peut-être la part d‘ amour silencieuse et oubliée qui réside en chaque chose. Ces objets ne surgissent pas dans l’éclat d‘ une heure fugitive, ils ne rutilent pas dans sa vive fraîcheur. Ils ne se tiennent pas à la surface chatoyante de l’instant, mais dans sa profondeur insoupçonnée, là où toute vie rejoint la lenteur des âges, l’air de l’enfance et l’enfance de l’air, la mémoire ombreuse. On ne saurait dire d’emblée si les photographies de Corinne Mercadier exposent une présence ou une absence. Elles montrent ce dont nous sommes à la fois très proches et infiniment séparés. Les eaux sombres d’un lac, la couleur d’un ciel, un pan de mur, une bombonne de verre abandonnée sur une plage deviennent soudain plus chers à nos cœurs qu’un trésor possédé. Les ombres gagnent en densité, la lumière se fait plus intense, le grain du temps se diffuse dans la couleur, les détails se raréfient, la nudité s’accentue autour de l’âme des choses. Souvent, les objets semblent soumis à une force d’attraction qui les retient aux lisières du cadre, comme pour laisser place à un vide central et surexposé. « L’amour est une exception du vide . Mais le vide se concentre autour de l’amour », écrivait Roberto Juarroz. C’est peut-être cela que tente de saisir Corinne Mercadier : non pas les choses mais l’espace entre les choses, cette béance où elles se tiennent et où elles découvrent comme l’écho d’une déchirure intérieure, ce vide consubstantiel qui menace de les engloutir mais qui peut aussi les porter comme il soutient le vol des oiseaux. Ce vide est encore le ciel, quand le ciel est l’autre nom d’une tension vers l’absolu qui fait croître les humains vers leur propre humanité. Il est pareil à cette soif ressentie en rêve et que rien ne peut étancher mais dont l’homme paradoxalement s’abreuvera hors du rêve. Car ce vide est comme le jeûne du visible, si le jeûne est cette expérience où notre soif et notre faim, s’abstenant d’ être comblées, deviennent à leur tour nourriture. C’est ainsi que le vide chez Corinne Mercadier n’est pas l’abysse du néant mais l’irreprésentable énergie du désir qui emplit l’espace comme une musique, sans image et sans trace. Parmi ses œuvres récentes, Corinne Mercadier a réalisé des Glasstypes. Il s’agit de photographies de peintures sur verre. Sous un aspect spectral, immatériel, surgissent des objets mystérieux. D’aucuns ressemblent à de nocturnes apparitions d’étoffes ou de vêtements emportés dans les airs. D’autres sont d’indéfinissables cristallisations géométriques. Nous n’avons plus affaire à des images, à des reproductions. Ce ne sont pas des choses que l’on puisse nommer, mais des imminences. Sans référent dans le monde extérieur, le halo des énigmes les entoure. « les choses naissent de l’indéterminé » disait Anaximandre. Les Glasstypes donnent figure à l’indéterminé, là où l’être des choses prend sa source. Ce sont de strictes manifestations lumineuses, une manière de donner présence corporelle à la lumière qui rend visible et qui est elle-même invisible. Dans Dreaming Journal, son carnet de travail, Corinne Mercadier a inscrit cette notation : « Les Glasstypes sont aussi la représentation du désir à l’état pur. Le désir-gemme. » Dans la nuit montante, ce désir est un surcroît de jour. Il est cette présence étrange qui n’a pas de représentation possible. Et c’est bien cela que photographie Corinne Mercadier. Elle prend des vues de ce qui n’a pas d’image et que le langage ne peut nommer. Ce qui nous habite et qui échappe au langage, ce qu’il ne peut résorber ; ce dont il reste dépossédé, cela nous est souffrance. Nous l’appelons vide, béance, désir. Cela nous est à la fois blessure et beauté. Si les photographies de Corinne Mercadier nous importent, si elles ont sur nous un durable pouvoir de commotion, c’est qu’elles ne montrent peut-être rien d’autre : seulement l’insaisissable en nous qui se donne dans son don le plus fort.