Les Mois de la Photo se suivent, mais ne se ressemblent pas : il en est d’assez pauvres, ou de convenus, et d’autres qui permettent au public de découvrir des œuvres authentiques : la programmation 2012 est de celles-là. Ainsi, je n’ai pu qu’être frappée par le radicalisme de trois artistes advenus à leur pleine maturité : Patrick Tosani et Lynne Cohen, dont dont j’ai déjà fait ici l’éloge, et Corinne Mercadier, qui a su magistralement renouveler une iconographie pêchant parfois par sa joliesse poétique.
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CHUCHOTEMENT DE LA SOLITUDE
C’est à la fin de la fin de la fabrication du Polaroid SX70 que Mercadier doit la chance - après le doute et le désespoir-d’avoir pu insuffler une nouvelle force à son travail, dont témoignent deux séries, Black Screen et Solo, réalisées avec les outils numériques, et dont on peut dire que l’une est le double de l’autre, et l’autre l ‘inconscient de l’une.
Depuis ses débuts, Mercadier tient des petits carnets où elle dessine, peint à la gouache, des taches qui deviennent paysages, puis matrices de l’oeuvre photographique à venir. Dans les deux séries, la lumière est traitée comme un théâtre : c’est la lumière – des noirs profonds, des blancs luminescents, irradiants – qui travaille, scénographie le réel. A tel point que les photographies ressemblent à des négatifs, comme si, avec l’image numérique, l’artiste en revenait pardoxalement à « l’image-mère », à la matrice-même du photographique.
Dans Black Screen, on retrouve les obsessions de la photographe : la boîte de la perspective renaissante, des portes, des objets du quotidien simples et frustres, - seaux, assiettes, planches - , et, toujours, la construction d’un espace noir qui bloque toute ouverture, toute respiration, visiblement faux, « artifice qui refroidit un peu l’image ». Des reminiscences des photographies sur verre, aussi. Dans toutes ces images, quelque chose se chuchote de la solitude, une question s’esquisse quant à la forme à donner à sa vie.
Si tout est « trouvé » tel quel dans Black Screen, en revanche tout est construit et minutieusement mis en scène dans Solo : le triptyque intitulé « La Piste » fonde la série toute entière, comme une action, une fuite arrêtée. Une ligne blanche traverse tout l’espace, y compris la manche noire de la femme qui s’élance pour la course, matérialisant la scène, bien sûr, mais aussi la ligne qui sépare « le vivable du trop mystérieux ». Partout, une comédienne à la posture hiératique, Pythie, Madone ou Diane chasseresse qui défend fièrement sa place face aux objets qui volent. Car, en chef d’orchestre de son œuvre, Mercadier commande à des intervenants hors-champ de jeter des ballons, baguettes et pneus – hommage détourné aux expériences d’Etienne-Jules Marey sur le mouvement et à Chris Marker, La Jetée bien sûr. Photographiés sur un salin ou une piste d’aéroport abandonné, personnages et objets baignent dans la lumière dorée du crépuscule. Un magnétisme puissant opère entre objets et personnages « capteurs de rêves, paratonnerres de l’instant », tandis que se joue, dans le mouvement arrêté, un rapport complexe à la danse. Une femme se trouve magiquement encerclée de quatre ballons jetés au hasard, jusqu’à ce que le hasard se fasse destin, et un homme assis, immobile, -guetteur ? - sur une chaise évoque le torero entravé avant l ‘estocade dans une gravue de Goya, Témérité de Martincho.
Photographies austères, sans nul doute, très structurées, architecturées : condition pour « donner forme à l’impensable », ce lointain, cet infini. Notre place dans le monde. Du haut de son échelle, dirigeant ses acteurs et ses lanceurs, Mercadier s’efforce de construire les circonstances qui font apparaître du sens par rapprochements de lieux, lumières, objets et sujets, pour qu’advienne « quelque chose qui va nous justifier ». Pour l ‘artiste, la photographie – qu’elle nomme « son trésor » - est ainsi devenue l’espace de réalisation de ce qu’elle veut faire de sa vie. Comme un diamant brut qu’on taille, à qui l’on donne forme et lumière et qui, enfin, éblouit.
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Contrainte de renoncer au Polaroid SX70 faute de fabrication de papier, Corinne Mercadier invente une nouvelle esthétique avec les outils du numérique. L’essai est transformé et son univers poétique redéployé
Il faut avoir longtemps scruté au-dedans de soi pour voir ce qu’elle voit, et attraper au vol l’instant aigu comme une fièvre. Une petite fille dans une forêt court au-devant d’une sorte de robe d’organdi soulevée par le vent. L’obscurité, comme l’oubli, rogne un coin de l’image. On la regarde, et on se souvient. À folle allure, l’enfance submerge. « Une fois et pas plus ». Cette fois est aussi la nôtre. Sans doute Corinne Mercadier, 58 ans, professeur d’arts plastiques dans un collège parisien, artiste formée à l'Université d’Aix-en-Provence, craignait-elle de perdre cette poésie si singulière lorsque vint à manquer la pellicule Polaroid SX 70. Le numérique s’est imposé, malgré elle. « Je n’avais pas le choix. Des images étaient en moi. Il fallait qu’elles existent », dit Corinne, sa voix douce et claire. Trois années de recherches se sont écoulées, chargées de doutes et de peurs. « Tout d'abord je ne pouvais que dessiner. Chaque dessin est un possible, un rêve ». Des carnets noircis d’esquisses et de croquis, de notes et de citations des poètes alliés – Nerval, Rilke, Kafka - , de mises en garde aussi - « Attention à la présence physique des éléments! Le symbolique n'est pas plastique en soi», note Corinne. Autant de tours et détours qui lui ont permis de trouver son identité, de s’approcher au plus près de ses visions et de leur donner corps. « En autodidacte, j’ai appris à retranscrire la matière de mes dessins avec les outils numériques. Je savais ce que je cherchais ce qui m’a permis de ne pas me noyer dans une technologie extrêmement performante. » Aux tons pastel des Polaroids, qui étaient des captures d’une première photo faite au Leica, dans lesquelles Corinne cherchait à « perdre le maximum de définition pour créer le mystère », se sont substituées des couleurs désaturées et assombries ainsi qu’une définition d’une précision sans faille. À l’intimité des premiers paysages se sont substitués des espaces rigoureux et froids, « moins intimes, plus universels ». Pourtant, les images des séries Black Screen et Solo, qui inaugurent cette nouvelle ère numérique, n’en sont pas moins étranges. Plus encore, peut-être. Car, dans la crudité de leur définition et l’obscurité de leur couleur, elles délivrent une charge de véracité autant que d’irréalité qui ne peut que semer le trouble. C’est cette atmosphère inquiétante, où la nuit irradie, qui crée un décalage avec le réel. « Comment cela se fait que la poésie traverse tant de précision ? » dit Corinne, elle-même surprise. La réponse est dans la lumière sans doute. Une lumière qui est aussi silence et absence. « J’ai élaboré la lumière de ces photographies en dessinant et en écrivant. J’ai une attitude de peintre face à la photographie. Je peux revenir sur une image six mois s'il le faut. En revanche, je ne fais jamais de collage ou de montage numérique. Chaque photographie est une scène qui a eu lieu. » D’une image l’autre, les mêmes hantises resurgissent. La solitude - paysages désertiques et silhouettes énigmatiques. L’abstraction - espaces vides, objets volants qui sont « comme des dessins dans l’espace ». La géométrie - empreintes précises des ombres, toile de fond noire… « C’est la nuit qui continue. Et même si ce n’est pas la nuit, on ne sait pas si c’est le jour », dit Corinne Mercadier qui poursuit l'exploration de l’espace du dedans, en direction de ce que Michaux appelait « les lointains intérieurs ». Car de quoi s’agit-il si ce n’est d’un voyage mental dans l’inconnu, ou, plus certainement, dans l’insoupçonné ? « Je lutte contre l’immensité, l’infini, l’anonymat et, pourtant, c’est la matière de mon travail. C’est captivant, car c’est une peur mêlée de désir ». Les images de Corinne Mercadier livrent quelque chose d’immuable et d’étrangement humain en faisant l'épreuve du dénuement et de l'aléatoire. Son œuvre est une autre fable des origines.
Elle a dû abandonner son Polaroid. Mais l'exploration du numérique a révélé des pans insoupçonnés de son paysage mental. Sa dernière série irradie. Depuis ses débuts, Corinne Mercadier (née en 1955) pratique la photographie comme une aventure. On serait tenté de dire comme une dérive, en se laissant guider par ce qu'il y a de plus singulier en elle. Etudiante en histoire de l'art à Aix-en-Provence, elle commence par prendre une fontaine, toujours la même, pendant deux ans avec un appareil Polaroid SX-70. Les clichés lui servent de modèles pour ses dessins, mais, peu à peu, elle succombe au charme de ces petits carrés se révélant de façon magique sous ses yeux. Un Polaroid embellit le réel, le simplifie, tire l'image vers l'abstraction, vers l'introspection. L'artiste commence par des paysages, puis compose ses premières fictions avec sa fille, sa mère, en les prenant au Leica avant de rephotographier le cliché avec son SX-70 pour déréaliser la scène. Ce procédé traduit parfaitement ses émotions, ses peurs, ses angoisses. Au fil des ans et de ses différents travaux (1999 à 2012), exposés à l'Arsenal de Metz, on retrouve des personnages énigmatiques, parfois de dos, tournés vers un horizon noir. Les scènes se déroulent en plein air dans des lieux indécis, cadrés frontalement de telle façon qu'on dirait une scène de théâtre. Les objets sont animés d'une vie propre. Des livres, des vêtements volent, des rubans ou des structures en tissu s'entortillent dans l'espace sans que cela paraisse incongru. Ses grands tirages rectangulaires aux couleurs pâles, ou en noir et blanc, semblent mystérieusement se dissiper sous nos yeux. Cette agrégée d'arts plastiques parvient ainsi à décrire le fonctionnement de son univers mental, la peur de la perte et aussi le besoin de se projeter dans l'avenir avec l'espoir de mieux le maîtriser. Avec la fin de production des pellicules Polaroid en 2008, Corinne Mercadier pense qu'elle va arrêter la photographie. Elle explore alors les possibilités du numérique, obtient les mêmes effets, et d'autres insoupçonnés — comme ceux d'objets irradiants dans sa dernière série, « Black Screen ». Sa plus belle découverte fut sans doute de réaliser que ce n'était pas la chimie du Polaroid qui donnait du magnétisme à ses photos, mais son imaginaire.
Jusqu'au 10 mars, Arsenal, Metz (57) | Tél. : 03 87 74 16 16. Voir aussi sa récente série « Solo », musée de l'Image, Epinal (88). Tél. : 03 29 81 48 30.
À propos de l'exposition "Paysages", à la galerie Isabelle Bongard
Découvert à l’occasion du Mois de la photo 1986, le travail de Corinne Mercadier se construit dans la discrétion et dans la rigueur d’une démarche spéculative ; je veux dire par là qu’elle ne cherche pas tant à produire des objets esthétiques spectaculaires, qu’à jalonner les étapes d’une méditation sur les choses et sur ce qu’il y entre elle (le vide). Et pourtant, il n’y a ni abstraction ni amenuisement du visible dans ses photographies. Au contraire, les « vues » sont parfaitement lisibles, presque familières (ce sont des Polaroïds agrandis). En même temps, il flotte en elles une indéfinissable étrangeté, le sentiment que le temps s’est arrêté ou que le monde est vu pour une cause indéterminée, sous un angle qui bouleverse jusqu'à la densité même des choses. Fragments d’architectures et paysages ne sont pas pris dans une intention descriptive ils figurent les états successifs d’une pensée sur le temps et sur l’espace.
Dans les premiers travaux, cette réflexion empruntait la voie de la construction. Corinne Mercadier reproduisait sur des plaques de verre des détails de fresques de Giotto trouvées dans des livres de peinture (par exemple, la maison de l’Annonciation à Sainte Anne). Ces plaques étaient ensuite installées dans une petite construction - une sorte de castelet - et photographiées. Cette appropriation de la peinture n’avait pas pour objet la citation, mais l’analyse de la peinture : comment une lumière et un dispositif scénique (la perspective sous sa forme la plus ancienne) transforment quelque chose d’immatériel en énergie agissante. Analyser les composantes de la peinture : Corinne Mercadier est donc bien peintre, alors même qu’elle a renoncé à utiliser des fragments de tableaux anciens.
Aujourd’hui, elle travaille en quelque sorte « sur le motif », dans un lieu familier, au Polaroïd toujours, agrandi maintenant par le procédé de copie directe. Mais la peinture est plus présente que jamais, par le travail sur la lumière, la redéfinition des espaces et des masses qui s’opère par la couleur, et surtout par l’effort pour saisir quelque chose de ce qui sépare et structure à la fois le champ du visible, le vide entre les choses apparentes. On pense aux travaux récents de James Welling sur la mer, mais là où Welling s’intéresse davantage aux surfaces, à leurs variations de texture et de couleur, Corinne Mercadier interroge volumes et structures. Sans doute toute tentative contemporaine en direction de la peinture est-elle vouée à n’être que partielle – désenchantée, lointaine. Corinne Mercadier en réactive un aspect qui est pourtant un de ceux qui nous touchent le plus encore – non pas la représentation de quelque chose, ni le geste qui se mesure à cette tâche, mais l’aptitude à laisser affleurer une myriade de souvenirs et de pensées.