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Jean-Baptiste Para, "Le temps profond de Corinne Mercadier"

Europe n°1005-1006, janvier-février 2013

« Ce qui demeure décisif en photographie, c’est toujours la relation du photographe à sa technique », remarquait Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie. En 2008, l’arrêt de la fabrication de la pellicule Polaroid SX70 a bouleversé le travail de Corinne Mercadier, l’obligeant à considérer la possibilité même d’en reconstituer l’horizon avec des outils numériques. Ce que l’on entend ici par horizon, c’est d’abord l’espace mental et sensible où se déploie une recherche, où prend forme une poétique de l’image. Depuis une quinzaine d’années, Corinne Mercadier avait mis au point des procédures techniques visant à établir une hospitalité de l’image à l’égard du temps. Après une prise de vue au Leica, l’image première était nouvellement photographiée au Polaroid puis agrandie. Ce travail par strates, en modifiant la définition de l’image, son grain et son contraste, sa lumière et ses couleurs, faisait sourdre une épaisseur temporelle fascinante. Sous la surface plane, une profondeur mémorielle semblait attiser l’énigme d’une autre dimension. En outre, dans les séries que l’on pouvait voir au fil des années et des expositions, chaque image se prêtait à être perçue comme le photogramme d’un film absent, ou du moins éveillait-elle en nous cette impression, comme si elle faisait allusion à quelque chose qui eût été à la fois sauvé et perdu. Nous en venions à penser que, sous cet aspect, toute l’œuvre de Corinne Mercadier aurait pu se situer sous la lointaine étoile du Pré de Béjine.
Mais avant comme après le passage au numérique, voici ce qui nous retient aussi dans l’art de Corinne Mercadier. Le silence de ses photographies se communique à l’œil de façon presque palpable. Il se dépose en très douce et très légère pulvérulence et si nous cherchons alors à mettre des mots sur ce qui s’émeut en nous, c’est pour confusément tenter de dire un entrelacs d’espace et de temps, une apparition simultanée du plus proche et du plus lointain. On en vient à se demander si les photographies de Corinne Mercadier ne pourraient pas être considérées comme des équivalents ou peut-être même des allégories de la mémoire involontaire. Dans son « Petit discours sur Proust », Walter Benjamin avait mis en lumière l’apparent paradoxe de cette mémoire-là : « Ses images ne viennent pas seulement sans avoir été appelées, il s’agit d’images que nous n’avons jamais vues avant de nous souvenir d’elles. » Il y a assurément quelque chose d’homologue dans les photographies de Corinne Mercadier et dans l’usage qu’elle aura fait des impondérables du Polaroid. C’est à ce point de la réflexion qu’il importe de signaler l’heureuse dimension d’utopie qui s’attache à son travail, car les énergies de la mémoire connaissent ici un retournement décisif : loin d’être maintenues dans l’attraction de la nostalgie, elles sont réorientées vers l’inconnu et le devenir. « Hier n’est pas encore venu », disait Mandelstam. L’œuvre de Corinne Mercadier est de celles qui éclairent d’un sens lumineux cette maxime insondable.
Plusieurs expositions récentes, dont deux restent visibles jusqu’en mars à Épinal et à Metz, auront permis de concilier des parcours rétrospectifs et la découverte des séries Solo et Black Screen, l’une et l’autre postérieures au passage au numérique. Ce passage fut en vérité ressenti comme une rupture assez violente. Il fallut traverser une zone d’incertitudes perturbatrices, ne pas perdre son âme en l’acclimatant à de nouveaux outils, tamiser le désarroi pour recueillir l’aubaine d’explorations imprévues. Les séries Solo et Black Screen sont construites respectivement dans un espace extérieur et dans un espace intérieur. Dans les deux cas, on assiste à une sorte de récitatif visuel, à l’équivalent optique d’un chant où s’accordent et contrastent des clartés lunaires et des aplats d’ombre dense.
Dans Solo, contrairement au monde désert de Black Screen, des présences humaines apparaissent. Sur le rivage sableux de ce qu’on imagine être un ancien marais, ou dans un labyrinthe de pierres que l’on dirait remployées d’un théâtre antique, les personnages sont le plus souvent vus de dos. « Que devient le lien avec l’autre quand vous le voyez de dos ? », s’était naguère demandé Corinne Mercadier en réalisant la série Longue distance (2005-2007). Ses photos abritent des questions inépuisables. Et même quand apparaissent des visages, préférablement de profil, toute velléité de lecture psychologique est par avance asséchée. Ce sont d’autres vibrations de sens qui se font jour dans cet univers où les charbonnements intenses et les clartés irradiantes nous exposent à ce qui n’est ni le jour ni la nuit, ni l’esseulement ni la communauté, ni le passé ni ne présent, mais la possible scénographie de leur rencontre qui prend l’aspect d’une danse astrale, puisque tout nous invite à faire mentalement tourner en orbite ces éléments les uns autour des autres. C’est ce que matérialise dans certaines photos l’irruption de sphères ou d’objets donnant concrétude à de pures formes géométriques et qui sont tous immobilisés dans leur gravitation ou leur chute, comme en état d’apesanteur. Pour des séries photographiques antérieures, Corinne Mercadier avait construit des « objets à faire voler », des polyèdres d’organza et de crin, de grands cercles d’étoffe légère que le vent ou le geste humain mettaient en mouvement. Elle renouvelle dans Solo son interrogation sur les échanges métaboliques entre la fixité — poussée jusqu’au hiératisme le plus lapidaire — et le mouvement.
Les photos de Black Screen nous introduisent dans ce qui ressemble à une maison abandonnée, désertée depuis longtemps par la présence humaine. On dirait les radiographies étranges d’une demeure où quelques objets rémanents — des assiettes en porcelaine blanche, le squelette d’un lit pliant, un canoë en fibre de verre, le battant d’une porte — sont cernés par le vide et la nuit. On est profondément troublé par l’irrémissible lumière qui semble émaner de l’intérieur même de ces objets, comme si ces images allégorisaient l’unique halo de clarté que font en nous les êtres aimés qui ne sont plus.
Corinne Mercadier ne photographie pas le monde immédiat et rien ne lui est plus étranger que le style documentaire. Elle n’invente pas non plus un univers parallèle. C’est bien dans notre monde qu’elle intervient. Si son travail n’est pas sans incidence politique, c’est dans la mesure où il manifeste une absolue dissidence à l’égard de la tyrannie du temps court qui tend à imposer ses normes à notre société. Une lutte des temps est désormais engagée et la question de l’art devient indissociable de cette chronomachie.

Jean-Baptiste PARA