Textes d'auteurs

Dominique Baqué, "Corinne Mercadier"

Texte écrit pour les expositions "Le ciel commence ici", galerie Les filles du calvaire, et "Images rêvées", Espace photographique Leica, 2016

Le ciel commence ici, une réponse à Où commence le ciel?

La nouvelle série que présente Mercadier s ‘intitule Le ciel commence ici . Comme une réponse à sa série Où commence le ciel? (1995-1996), cette question posée il y a vingt ans déjà, à quelque seize personnes. Pour autant, avec ce titre - clin d’oeil, les photographies de “Le ciel commence ici” n’apportent aucune « réponse » dogmatique. Car il ne s'agit pas de détenir, enfin, la vérité absolue. Et ce serait sans compter avec la malice de l’artiste qui aime trop les jeux de pistes et les énigmes pour trancher et conclure. Derrière l’apparente naïveté de la question, l’artiste se demandait pourtant déjà, de façon essentielle – et propre au medium photographique – comment, munie de son Leica et de son Polaroid, et tout en questionnant son rapport au dessin, pratiqué depuis toujours, percevoir le monde, et comment, aussi, bouger pour le découvrir. Car Où commence le ciel? – après la première série des Paysages (1992-94) – est aussi une histoire de mobilité. Une « histoire d’ailleurs”, chaque image abordant l’idée du “point de vue”, par l’effet combiné de contre-plongées, de basculements et de troubles perceptifs, d’obstacles visuels à dépasser pour toujours voir davantage, encore plus loin, et de jeux par rapport à ce qu’on croit voir…

Lieux de prises de vue
Pour rappel, Paysages peut être considéré comme le premier corpus photographique de Mercadier. Ce moment, à la fois fragile et décisif, où tout bascule, où un individu se sent advenir photographe.
Pour l’artiste, ce fut le cas à partir d’un territoire singulier, celui de son enfance, près de Narbonne – elle qui se définit volontiers comme une fille du Sud.
Ce lieu, le sien, lui fait ressentir, plus qu’ailleurs peut-être, le sentiment de l’immensité devant un paysage. C’est un lieu où le vent est roi et modèle les formes, les arbres, les eaux. L’étang devant la maison familiale.
Force des éléments, puissance de la lumière, magie de l’eau: tels sont les souvenirs originels qui vont fonder la pratique photographique de Mercadier, parallèlement, on l’a dit, à une pratique continue et essentielle du dessin. On y reviendra…
Un paysage “physique”, des salines, des garrigues rases, la végétation d’un sol pauvre et calcaire: tout est déjà là, en germe.
Et déjà, aussi, les objets présents dans cette série ont quelque chose de commun avec les vestiges d’une architecture – mais modeste: tels un ponton, un bateau camouflé pour la chasse, des bidons/flotteurs que la faible définition du Polaroid, et plus encore son agrandissement, tend à sublimer en leur conférant une dimension picturale.
De fait, le Polaroid fut une veritable révélation pour l’artiste, apportant simultanément un grain de matière picturale, et une sorte de “faille” dans le rapport au réel. Contrairement aux appareils photographiques traditionnels, il ouvre à ses yeux la voie à un surcroît de poésie.
Si les Paysages sont fortement marqués par les horizons et les grands espaces, Une fois et pas plus ( 2000-02) – qui succèdera aux Glasstypes ( 1997-99) – transformera a contrario les lieux en décors de scène, ne donnant à voir que des espaces clos, dont la théâtralisation sera accentuée par des ciels sombres, opaques, dramatisés par la double prise de vue.
En écho aux Paysages, et en anticipation de la série Solo (2012), La Suite d’Arles, réalisée en 2003 sur les toitures remarquables de la ville d’Arles, annonce les architectures en hauteur de Le ciel commence ici.
C’est le cas à Deauville, sur les toits des Bains pompéiens, datés des années vingt, et de la piscine olympique des années soixante – à l’Observatoire de Paris – au Château de St Germain-en-Laye – sur quelques toits parisiens autour de l’Opéra – à la Lanterne de Chambord, enfin.
Architecture et hauteur Dès lors, un élément décisif intervient, qui n’est certes pas la réponse, mais qui définit un point de vue: géographique, interprétatif. Existentiel, aussi. Il s’agit de la position en hauteur, sans cesse poursuivie depuis l’expérience arlésienne: et Mercadier d’évoquer la fascination, à la fois poétique, jubilatoire et enfantine qu’elle éprouve à se trouver là-haut …. Là-haut, on ressent l’intime et immense privilège de pouvoir construire une vision différente sur le monde. Se trouver au sommet des toits, des architectures humaines, c’est habiter – certes provisoirement, mais aussi précieusement – un entre-deux dont la sonorité même est très singulière, comme feutrée. Proche des lointains… Au plus près des nuages. Ces nuages qui, eux aussi, fascinaient déjà Baudelaire, et tous les rêveurs du monde. Le motif du ciel dans l’oeuvre de Mercadier Là-haut, les nuages, le ciel… De fait, le ciel revêt une part déterminante dans le travail de la photographe: des constellations, de l’organisation symbolique des inquiétants espaces intersidéraux, elle dit volontiers que ce sont des sujets de rêverie qui nourrissent ses photographies et ses dessins depuis longtemps… Il se joue ici une poétique de la rêverie que l’on pourrait qualifier de bachelardienne: car pour Mercadier, l’air n’est pas le rien, ni l’invisible, ni l’inexistant. Tout au contraire: l’air est une texture qui s’adapte à toutes les formes en positif, et le ciel est doté de matérialité. Chaleureux, il nous contient, nous les hommes, nous ses créatures.

Les objets lancés
Dans le monde de Mercadier, des objets sont lancés, des sphères traversent l’espace, des figures géométriques tatouent le sol, tandis que des danseurs bougent, immobiles. Hiératiques et fluides. Dans les objets suspendus en l’air comme dans ceux qui volent en pleine vitesse, se croisent l’instant et la durée: ainsi se joue l’essence même de l’acte photographique.
Mais qu’en est-il de ces objets lancés depuis un énigmatique hors-champ? Leur origine est à rechercher du côté des Glasstypes, soit des plaques de verre minutieusement peintes, puis photographiées dans l’atelier, de façon à créer une aura lumineuse autour des formes, et une illusion de volume.
Pour la première fois, l’artiste isole des formes par rapport au décor, qui n’est plus que couleur: le regard qui cadre permet de rêver, et les objets semblent flotter dans l’espace, sans attache aucune: chaise, chiffon, chemise, marquetterie, cristal…
De cette illusion du volume, Mercadier passera ensuite à des objets tridimensionnels, qu’elle confectionne elle-même.
Ils ont d’abord été de texture souple: tissus, fibres de verre ou de carbone pour armature, objets souples proches du corps, et, déjà, formes géométriques, tels que carrés et trapèzes. La transparence les désincarnait dans l’espace, troublait leur identification, le lancer et le mouvement les rendaient informes – du fait de leur texture molle - et le hasard jouait un grand rôle. Après l’arrêt du Polaroid SX70, l’accent a été mis sur la géométrie, et l’objet, durci , n’a plus été modifié par le lancer ni par le vol. Ainsi, avec Le ciel commence ici, les objets sont parfaitement nets et identifiables: pour l’essentiel, il s’agit de ballons blancs et noirs – de livres en papier kraft, peints avec un fond sinopia rouge et or – d’anneaux en carton noir/doré double face – d’un icosaèdre de Dürer en ruban armaturé blanc – de balles en polystyrène ou mousse qui évoquent les constellations – de grands rubans armaturés en toile de spi et carbone – et enfin d’une étonnante coiffe de tissu lamé or, découpé en lanières cousues sur un bonnet, qui enveloppent le corps de la danseuse et flottent au gré du vent…Toutes ces précisions ont un sens: elles disent le savoir-faire de l’artiste qui fait partie intégrante de son œuvre, mais aussi la dimension de bricolage qui se voit ensuite sublimée en formes pures, parfaites, par la mise à distance lors de la prise de vue, puis le travail effectué sur l’image encore indéterminée qui, décidément, ressemble fort au délicat tracé du pinceau sur la toile…En ce sens, il serait erroné d’opposer le mystère des Polaroids à la netteté géométrisée des objets présents dans les récents travaux de Mercadier: certes, arguera-t-on, quoi de plus évident, de plus commun, qu’un ballon ou qu’un trapèze ? Et cependant l’énigme demeure: elle n’est pas élucidée pour autant . Ne serait-ce pas trop simple? Ainsi le mystère persiste dans ces lancers de balles qui évoquent les constellations infinies, ces rubans à tours et détours qui ne sont pas sans lien avec les anneaux de Moebius, ou cet icosaèdre qui, bien sûr, connote Dürer…

Méthode de travail : carnets et repérages, construction des « scènes »
A travers les repérages – absolument essentiels au travail de Mercadier – lieux, personnages et objets prennent place, s’agencent. S’alignent, comme dans un télescope. La photographie sera là, existera, et sera gardée, élue, précisément quand sujets, objets, actions et décors permettront à l’ensemble des éléments de se synthétiser en une seule image, absolument nécessaire, comparable à nulle autre – tel l’alignement des planètes. Car le vocable qui revient souvent chez Mercadier est bien celui, filmique, de scènes: il s’agit de construire des scènes qui articulent des architectures, des danseurs et des objets.Non pas une pièce de théâtre, ni une chorégraphie, ni un film à proprement parler: la continuité temporelle ne convient pas à la photographe. Non, ce qu’elle tente de faire, c’est d’ essayer de s’approcher à plusieurs d’un lieu inexploré . Ou encore, en d’autres termes: Concentrer les efforts de perception pour capter une image que ce lieu pourrait renvoyer . Non pas une vision du monde, une trop emphatique Weltanschaung, mais plus exactement une forme d’ autoportrait de la pensée. Ou, pour le formuler autrement: l’artiste s’attache à définir quelque chose comme un champ magnétique.

Les carnets et les dessins
Mercadier vit en permanence dans un monde de textes et d’images qui est le sien propre, où l’on ne s’étonnera guère de rencontrer des artistes immenses tels que Dürer, Poe, Spilliaert, mais aussi le cinéaste Kubrick, mais encore le plus discret romancier Adolfo Bioy Casares, auteur de L’Invention de Morel. Chaque jour, elle couche sur l’épais papier d’innombrables cahiers – à la lisière du livre d’artiste – des réflexions de toutes sortes avec sa belle écriture penchée: projets, interrogations, citations, poèmes, canevas de scènes à venir, mêlés à de petites photographies, reproductions de tableaux, de scènes de films, de visages, d’attitudes, de gestes qui, sans doute, l’ont touchée, émue, interrogée, et de dessins, encore et toujours. La mosaïque d’un monde intérieur qui s’extériorise ainsi dans des écritures et des figures. Pour autant, il serait erroné de croire que la “méthode” de Mercadier – certes rigoureuse – se veut d’une rigidité sans faille. En témoignent, à l’opposé si l’on peut dire, la série de dessins intitulée Black Screen Drawings (2008-14), qui rompent justement avec toute méthodologie et ouvrent l’espace d’une rêverie à partir de fonds d’encre, sans contrainte aucune ni objectif prédéterminé.
L’artiste est ici tout autant photographe que peintre et dessinatrice: elle dit avoir besoin du crayon, de l’encre, du dessin, de quelque chose qui se construit peu à peu – à la différence de l’immédiateté de la photographie.
Aussi se laisse-t-elle aller au plaisir des traces, des coulures et des couleurs, et fait-elle d’une tache informe une forêt, un avion dans les lointains, un nuage qui pleut…
Et ces zones mentales, spirituelles, agrandissent son territoire photographique, sans coupure ni césure. Bien au contraire: tout se lie, s’entrelace, se fait écho, alimentant, tels des vases communicants, la série Solo ou encore Le ciel commence ici.

Mise en scène et hasard
On l’a dit, les photographies de Mercadier, depuis Une fois et pas plus, sont toutes, rigoureusement, des mises en scène. Mais elles laissent parfois une place à l’improvisation, au ”je-ne-sais-quoi” ou au “presque-rien” - si chers à Vladimir Jankélévitch - qui pourraient, ou non, advenir. Le hasard en est partenaire. La rigueur – dont seuls les sots croient qu’elle est l’antonyme de la poésie – y est certes le maître mot, mais elle sait aussi, très subtilement, dialoguer avec le hasard. Paradoxale alchimie qui est l’une des dimensions esentielles de l’oeuvre de Mercadier.

Direction d’acteurs
Quant aux modèles qui traversent l’oeuvre récente de Mercadier, et plus encore Le ciel commence ici, si l’on excepte une jeune femme à la splendide chevelure rousse, telle une flamme ardente, qui a simplement aimé être dans l’image, ce sont tous des danseurs professionnels. Autre paradoxe: même immobiles, ils dansent. Et ils savent répondre à des injonctions aussi paradoxales pour un sujet ordinaire que : Mouvement immobile ….Directrice de la scène, Mercadier leur demande d’incarner un paratonnerre, ou encore d’être le point magnétique de l’action, tout autant dans le mouvement que dans l’immobilité. Dès lors, deux temporalités se croisent: celle du corps des danseurs, régie par l’artiste ; et celle des objets, soumise à l’inverse au hasard des lanceurs, des vents, des modifications de la lumière, etc. Et parfois, au cœur de ces deux temporalités, quelque chose comme un coup de foudre – au sens électrique du terme – advient: les sujets soudain sont comme traversés, l’image le sera aussi, mais la photographe, toute à son travail, ne le sait pas encore. Seule la photographie a vu l’événement.

Le numérique
D’abord hostile au numérique, c’est pourtant avec ces nouvelles images que Mercadier retrouvera – paradoxe – la poésie du dessin, agissant comme un peintre sur les fichiers. Travailler les ombres et les valeurs, là où se cristallise l’essence même de ce qu’elle recherche, et qu’elle avoue ne pas connaître avant, justement, de le découvrir. C’est que Mercadier a accepté un appareil de notre époque, sans “défaut” pour notre œil – à l’exact opposé du Polaroid. Sans doute y a-t-il fallu du temps, et quelque chose de l’ordre de l’apprivoisement.
C’est aussi qu’il serait sans doute illusoire de “scinder” l’oeuvre en deux pratiques absolument distinctes et irréconciliables: d’un côté, le Polaroid; de l’autre, le numérique. Il est evident, en effet, que les deux pratiques se complètent et se dialectisent sans cesse.
Et l’oeuvre, à n’en pas douter, est bien “une”.
Pour reprendre une expression de Deleuze, Photoshop est ainsi devenu pour l’artiste une boîte à outils - trouver, donc, les outils pertinents, efficaces, ajustés à sa poétique.
Il reste alors à Corinne Mercadier à retourner dans l’antre intime et obscur de son bureau/atelier, et, tel l’alchimiste, à transmuter le plomb en or. Ou encore: tel le peintre renaissant, tel Giotto à qui elle voue une admiration éperdue, il lui revient de faire monter sur son écran, solitaire, concentrée, seule dans son monde d’images, de textes et de rêves - le parfait alignement des planètes et des constellations à partir de simples lancers de ballons et de baguettes, les silhouettes hiératiques des danseurs et danseuses advenues dieux et déesses, et enfin ces sombres ciels avec lesquels, l’espace d’un moment, elle a pu dialoguer avec les mots natifs d’une langue inconnue.

Dominique Baqué.